Légèreté et soin


2 articles qui me parlent et se complètent bien pour atteindre une complexité juste...



Badinons donc avec l'amour…

Dédramatisons le sentiment amoureux.
Traduction d'un billet de la chanteuse américaine Carsie Blanton. 


Le mot «  amour » peut vouloir dire bien des choses. Dans cet article, je m'en tiendrai à l'amour romantique, l'amour qui va généralement de pair avec l'attirance sexuelle ; l'amour qu'on utilise dans l'expression «  tomber amoureux ».

La vérité choquante concernant l'amour

La vérité, c'est que l'amour, ça arrive. Ça arrive à des moments convenables (par exemple quand on est en couple avec une personne formidable), mais aussi à des moments moins convenables (par exemple quand on rencontre quelqu'un en soirée, et qu'après une conversation étrange et géniale on finit par se rouler des pelles dans les toilettes). L'amour se moque bien des convenances.
La mythologie qui entoure l'amour romantique veut nous faire croire que c'est un sentiment à part, un sentiment rare que vous réserverez à une poignée de mecs dans votre vie. Elle stipule que l'amour prend du temps pour croître, que ce que l'on éprouve au début d'une relation n'est pas de l'amour mais autre chose (on est charmé, on s'entiche, on a le béguin). La mythologie veut aussi nous faire croire que l'amour est généralement constant et fiable, que tomber amoureux est un événement tellement majeur dans la vie qu'il faut absolument s'en occuper sérieusement.
Voici en résumé l'intrigue de toute comédie romantique : quand tu tombes amoureux d'une fille, tu as intérêt à te bouger pour allez la chercher — même qu'elle soit déjà mariée, et pas trop intéressée, et même si en plus c'est ta belle-sœur et que tu t'apprêtes à partir le lendemain matin pour une résidence de six ans en Mongolie — parce que tu seras probablement amoureux d'elle toute ta vie et qu'il se peut que tu n'aimes jamais personne d'autre.
Nous sommes imprégnés de cette idée, à tel point que nous avons tendance à promouvoir certains sentiments au rang de l'amour (quand on a rencontré la personne avec qui on est maintenant marié-e) ou bien à rabaisser certains autres au rang de non-amour (pour ce week-end avec la danseuse de flamenco¹). Et pourtant, quand on y était, les sensations étaient remarquablement similaires.

Cette bonne vieille sensation

L'amour est une sensation. Elle réchauffe, elle papillonne, elle chatouille. Elle se met dans mes tripes, dans ma poitrine, sur mes joues. Elle s'accompagne de tout plein de pensées enthousiastes, du genre « voici la personne la plus formidable de tous les temps », « j'aimerais savoir comment faire pour la rendre heureuse », ou « je veux grimper contre elle, coller ma joue contre la sienne et imprimer mon corps contre le sien ».
J'ai éprouvé cette sensation, à divers degrés, à l'égard d'une centaine de personnes. En fait, je mens ; c'est nettement plus. Quand j'étais ado, c'était environ trois personnes par jour qui m'inspiraient cette réaction. Récemment, le torrent a décru à un niveau plus calme d'environ une fois par mois ou par trimestre (oui, je sais que j'ai un cœur d'artichaut, je ne pense pas être dans la moyenne). Et je suis mariée !
Puisqu'on parle de mariage : oui, j'éprouve ce sentiment aussi pour mon mari. Le sentiment a évolué depuis qu'on s'est rencontré : plus doux, plus chaud, plus confortable, moins urgent. Mais l'amour que j'ai pour mon mari se pare d'un gros bouquet d'autres sentiments et d'autres pensées que je trouve personnellement bien plus rares que l'amour tout seul. On y trouve : une profonde compréhension mutuelle et une appréciation fine de nos personnalités, de nos valeurs, de nos défauts (par exemple, mon mari trouve mon cœur d'artichaut attendrissant) ; des années d'expérience commune ; un paquet de conversations sur le genre d'avenir que nous envisageons ; et des tonnes de points communs dans nos goûts et nos préférences (par exemple la Nouvelle-Orléans, l'humour, les chiens, le chocolat noir, Ray Charles, le Daily Show, la périodicité idéale pour le ménage / les voyages / le sexe).
Mais tout ceci s'appuie sur le même sentiment : l'amour.
Au lieu d'essayer de le refréner ou de l'ignorer, ou de le rebaptiser différemment dans chaque situation, j'aimerais pouvoir l'appeler comme je le sens : je suis amoureuse. Je suis amoureuse de mon mari, de plusieurs de mes amis, de la plupart des musiciens qui m'émeuvent (y compris certains qui sont morts, comme Chet Baker, d'ailleurs il me comprendrait), et d'une poignée de personnes que je connais à peine mais avec qui j'ai eu de belles conversations, avec qui j'ai aimé danser, ou que j'ai embrassées. Je tombe amoureuse à tous les coups.
Et vraiment, il n'y a pas de quoi fouetter un chat. En fait c'est plutôt agréable, une fois qu'on s'y habitue.

Je t'aime - pas de quoi fouetter un chat

Les jeunes d'aujourd'hui vivent une révolution du sexe sans attaches². Cette «  culture des plans d'un soir » ressemble à «  l'amour libre » mais avec davantage de préservatifs et moins d'hallucinogènes. Et je suis pour ! Au cas où vous ne seriez pas au courant, j'aime bien le batifolage². Je constate qu'à mesure que la pratique gagne en acceptabilité sociale (pour les hommes et les femmes), le niveau de honte et d'anxiété associé au sexe diminue — et tant mieux parce que les gens feront l'amour de toute façon, ils l'ont fait depuis la nuit des temps et ils comptent bien continuer. J'adore l'idée que les jeunes commencent à considérer qu'ils ont la possibilité d'explorer le sexe, consensuel et sans risques, en dehors des frontières d'une relation long-terme.
Mais pourquoi ne pourrait-on pas se donner la possibilité d'explorer l'amour aussi, sans forcément s'engager dans un couple ? Si on est d'accord pour dire que nos corps ne sont pas intrinsèquement dangereux, pourquoi ne pas dire la même chose de nos cœurs ?
Je suggère qu'on s'inspire directement du grand livre du batifolage. Allégeons un peu le fardeau de grandiosité qui pèse sur les épaules de l'amour, pour lui permettre d'être ce qu'il est : une sensation douce, éphémère et exaltante, qu'on peut ressentir et partager.
Imaginez qu'on puisse dire à un plan cul : «  Je t'aime. Pas de quoi fouetter un chat. Ça ne veut pas dire que tu es l'homme de ma vie, ni même l'un des hommes de ma vie. Ça ne veut pas dire qu'il faut que ça soit réciproque. Ça ne veut pas dire qu'on devrait se mettre ensemble, ni se marier, ni même faire des câlins. Ça ne veut pas dire non plus qu'on devra se séparer avec pertes et fracas dans un tourbillon de larmes et de vaisselle brisée. Ça ne veut pas dire que je t'aimerai jusqu'à ce que je meure, ni jusqu'à l'année prochaine, ni même jusqu'à demain. »
Et ensuite, quand viendrait l'heure de déjeuner, on pourrait aborder la question de savoir s'il faut y faire quelque chose ou pas. Tous les ingrédients cités ci-dessus (sortir ensemble, se marier, faire des câlins) sont optionnels, et les autres options sont infinies (aller faire un bowling, faire le tour du monde à la voile, se suicider à deux). Ce sont toutes des choses qu'on peut choisir ou pas, en tant qu'être humains adultes et conscients. L'important, c'est de bien comprendre que prononcer le mot «  amour » n'engage à aucune de ces options.

Où je veux en venir

Il y a plusieurs avantages majeurs à faire la différence entre la sensation d'amour imprédictible et farfelue qui vous noue le ventre, et les décisions et les accords qu'on prend quand on s'engage, lesquels idéalement devraient être rationnels et posés. D'abord parce que l'amour n'est pas une raison suffisante pour s'engager avec quelqu'un (et je sais de quoi je parle). Il y faut quelques autres ingrédients : la réciprocité, la compatibilité et la disponibilité, déjà.
Mais ensuite :

  • Du côté de la personne qui tombe amoureuse, l'énorme avantage à ne pas confondre l'amour et l'engagement, c'est qu'on pourra tomber amoureux sans avoir peur ni pour sa vie ni pour sa santé mentale. En effet, tant que l'amour sera – en théorie – réservé à ceux qu'on veut potentiellement épouser, tomber amoureux restera un truc déroutant et vertigineux. Si on interprète toujours cet assortiment de pensées et de sensations comme un événement épique et bouleversant, on n'a pas d'autre choix que de s'attacher très fort à son amoureux. On aura de très nombreuses attentes à son égard (« Aime-moi comme je t'aime ! Aime-moi et seulement moi ! Aime-moi pour toujours ! »), et on se sentira blessé et amer si les sentiments ne sont pas réciproques. Comme des canetons, nous subissons l'empreinte de l'amant et nous choisissons de rester auprès de lui contre vents et marées, malgré les abus, la négligence, les mensonges, les chamailleries, et l'auto-destruction mutuelle, que ça apporte ou non le moindre bonheur (à soi ou à quiconque).
  • Du coté de la personne dont on tombe amoureux, l'énorme avantage sera qu'être aimé ressemblera moins à une agression et davantage à un cadeau. On en parle peu, mais c'est très inconfortable d'être aimé quand ce n'est pas réciproque (allez écouter ma chanson Please). Inconfortable à tel point qu'il y a beaucoup de gens qui préfèrent se comporter comme des connards froids et insensibles plutôt que de devoir côtoyer quelqu'un qui les aime. On panique, on prend ses distances, on arrête de témoigner le moindre intérêt ou la moindre attention, on ne répond plus aux SMS. Mais ça ne veut pas dire qu'on déteste l'amour ou l'amoureux ; c'est simplement à cause de tout cet attachement et de toutes ces attentes qu'on nous balance avec une telle force. Si on pouvait badiner avec l'amour, on pourrait le considérer comme un très beau compliment - dire «  merci ! » et avoir chaud au cœur. On pourrait mieux compatir pour l'amoureux (qui a le ventre tout noué et a du mal à bien manger et à bien dormir), ce qui permettrait de réagir mieux et plus humainement.
Si on pouvait badiner avec l'amour, peut-être que nos histoires d'amour arrêteraient de percuter si violemment notre sentiment d'identité et nos projets de vie. On prendrait ça moins à cœur. Mon amour n'est pas réciproque ? Tant pis. Il n'évolue pas en projet de couple ? Et alors ? Ça m'arrive tout le temps d'avoir des sentiments et des désirs insatisfaits. Parfois (d'accord, souvent), tard le soir, je veux ma glace au chocolat préférée, mais la boutique ferme à 22h. Est-ce que je panique ? Est-ce que j'appelle la boutique pour laisser une rafale de messages désespérés ? Est-ce que je me recroqueville en position fœtale en pleurant que sans ma glace au chocolat, je suis une femme brisée qui ne méritera jamais de remanger de la glace ? Non, je gère. J'assume mes émotions, je chouine un peu si j'ai besoin, et je fais sans. Comme une grande fille.
Et voici ce que je préfère dans tout ça : si on peut badiner avec l'amour et qu'au lieu d'être quelque chose de rare, dramatique et potentiellement douloureux ça devenait quelque chose de courant, facile et mutuellement agréable, on aurait tous le droit de ressentir et partager davantage d'amour.
Ça a l'air bien joli, n'est-ce pas ?



Notes du traducteur :
1. Ou le danseur — les Américains sont passés maîtres dans l'art de pondre des phrases non-genrées.
2. Le terme anglais consacré est «  casual sex » qui se traduirait par «  sexe désinvolte » ou «  sexe décontracté » – en français, pour l'instant, nous n'avons que des périphrases maladroites comme « rencontre d'un soir », . Personnellement j'aime bien « batifolage ».

Cet article est traduit de l'article « Casual Love » publié par la chanteuse américaine Carsie Blanton sur son blog Brighter than a Buoy.
Carsie Blanton écrit et chante de très belles chansons folk/pop/jazz, et il y en a beaucoup qui parlent d'amour d'une façon très rafraîchissante (en particulier, elle assume son goût pour le batifolage et son coeur d'artichaut).
Son blog Brighter than a Buoy a quelques très bon autres articles. Lire en particulier On Women who Like Sex (en anglais en attendant que je le traduise aussi — ça ne devrait pas tarder).


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Polyamour et « polyfake »


NdT : en Espagne, il existe de nombreux termes autour du polyamour, comme : « polifake », « polimacho », « policadavres », « polipatos », etc. Ils permettent de nommer de nombreuses situations inhérentes aux relations plurielles, à la relative nouveauté de ce type de relations dans une société patriarcale.
J'ai pensé utile de partager avec vous cet article de Brigitte Vasallo, écrivaine et militante pour des relations non-monogames inclusives en tant que résistance politique.

Je viens de lire le post d’Alicia Murillo (artiste et activiste féministe espagnole) qui commence ainsi : « c’est le machiste queer, le machiste alternatif, comme il y en a beaucoup : je continue ? le machiste punk, le machiste anarchiste, le machiste squatter, le machiste finalement. Le même de toujours. C’est ton père avec 40 ans de moins, mais aussi misogyne ou plus. Entre tous, c’est le plus dangereux, car il s’infiltre partout. Il a accès aux assemblées, il est parmi nos contacts sur les réseaux sociaux, il participe à nos discussions et il connaît nos stratégies d’action sociale parce qu’il est littéralement camouflé. »
Dans le monde polyamoureux, nous savons de quoi parle Alicia : nous l’appelons « polyfake ». Ce sont des personnes qui s’approchent du polyamour parce que cela leur donne une couverture philosophique, politique, éthique et sympa, mais avec la même merde de toujours : faire son chemin en semant des cadavres à son passage. Ce qui les distingue c’est qu’ils mettent toute leur emphase sur certains termes liés au polyamour, mais jamais sur d’autres. Ils adorent parler de « l’amour libre », « l’amour sans obligations », « du sexe à profusion », mais ils oublient que pour que cela devienne quelque chose de nouveau, pour que cela devienne vraiment un aspect à revendiquer, il est nécessaire d’ajouter à ces termes l’honnêteté, la sincérité, prendre soin des personnes avec qui on est en relation, même sporadiquement. Dans le cas contraire, c’est exactement ce qui s’est fait depuis toujours : cocufier, tromper, mentir, blesser… le parfait « mentir, baiser, mourir » de Céline.
Le polyamour, effectivement, pense les relations en termes d’obligation. Mais les obligations du polyamour, comme de l’anarchisme relationnel auquel il est intimement lié, ce ne sont pas les autres qui les décident, c’est toi-même. C’est un accord, avec toi, avec tes principes, avec ta manière d’être au monde, avec tes propres limites et tes besoins. Un très haut degré d’auto-critique est nécessaire et également, il est nécessaire de se connaitre et de se savoir comme une personne qui souhaite et a besoin des affectes et qui souhaite être honnête avec elle. A partir de là, c’est un accord horizontal avec le monde. Amour libre, oui, mais pour tout le monde. Respect, oui, mais pour tout le monde. Pas d’instrumentalisation, oui, mais pour tout le monde. Et cela veut dire que les personnes avec qui on est en relation, sachent à tout moment quel est le type de relation qu’elles sont en train d’établir. Avec le risque que la relation finisse (c’est ce que la liberté comporte). Le polyamour, finalement, propose de créer des liens amoureux non possessifs, basés sur des pactes décidés entre chacune des personnes, quel qu’ils soient. Établis à partir de la sincérité : sans tromperies, sans fausses vérités, sans malhonnêteté. Fidélité aux pactes et à la loyauté envers les personnes.
Quand nous faisons des pique-niques polys, entre ami.e.s qui construisent depuis des années des liens polyamoureux, le thème du « polyfake » finit toujours par apparaître. Une amie, en plein de crise de rire, a imaginé une excellente définition : « êtres qui ne peuvent pas avoir une relation saine et, par conséquent, en établissent cinq maladives ». Dans la pratique, des polyamoureux-euses qui cocufient leurs partenaires (même si cela peut paraître kafkaïen), polys qui n’acceptent pas qu’on les quitte et deviennent harceleurs, polys qui manipulent et mettent en danger les autres relations de leurs partenaires…
En tant que polyamoureuse convaincue, ayant été échaudée mais également convaincue, il me semble que si le polyamour ne consiste pas à construire un réseau de personnes qui prenons soin les unes des autres, cela ne vaut pas la peine de lutter pour lui. Retournons à la monogamie et faisons des orgies. Le polyamour doit avoir la capacité de changer des schémas de l’intérieur, depuis son propre centre. Depuis ce lieu même que les « polyfakes » ignorent, simplement parce que c’est bien plus simple de continuer ainsi. Se disant radicaux avec des gestes qui, au fond, ne supposent aucun danger.
Alicia a lancé le ballon : maintenant que nous savons que cela existe et que nous osons le dire à voix haute, que faisons-nous pour les neutraliser ?



Source 1 : https://polyamour.info/-dN-/Badinons-donc-avec-l-amour/
Source 2 : https://polyamour.info/-fg-/Polyamour-et-polyfake/

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